Le deuxième volet de la série Innommables, "Innommables n° 2 – Pièce pour rien à l’ère de la reproductibilité", part du principe de que tout a été déjà fait avant nous. Nous sommes d’ailleurs composés et formés par ce qui nous a précédés. Ce qui est nouveau, original, c’est toujours le « moi » au présent, l’individu qui est en train de se construire dans « l’ici et maintenant ». Ainsi, la reproductibilité ne consiste pas ici en la possibilité de créer le double fidèle d’un original. La copie est une reproduction d’un « original » quelconque, lui-même conséquence de faits réalisés antérieurement. Nous sommes toujours atteints par les actions et les pensées du passé et du présent. La reproductibilité est donc un mode d’opération qui questionne certaines notions d’authenticité et d’originalité comme étant synonymes de la valeur d’un acte ou d’une œuvre artistique. Walter Benjamin, dans son essai de 1935, dit que « vers la fin du siècle dernier, on s’attaqua à la reproduction du son. La reproduction technique avait ainsi atteint un niveau où elle était en mesure désormais, non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’action, mais de conquérir elle-même une place parmi les procédés artistiques. [...] L’art de notre époque peut escompter un effet d’autant plus grand qu’il est conçu pour être reproductible et qu’il renonce donc à privilégier l’œuvre originale. »
La reproductibilité est ainsi devenue pour nous un protocole de travail pour échapper aux contraintes techniques, sociales et de production liées au « grand art ». Pendant trois semaines, six heures par jour, nous avons travaillé autour de la notion du partage à travers la transmission d’un langage physique commun à tous, processus qui était la création elle-même de la performance. Il était question d’une formation « informelle » qui constitue l’individu, contrastant avec celle considérée comme « formelle ». Cette formation dite « informelle » est alors composée de l’absorption consciente ou inconsciente des images, événements, etc., venus d’ailleurs. Le travail artistique a consisté alors à les apporter sur le plateau et à les reproduire, tels que la mémoire les préservait. Le travail corporel développé en parallèle a permis un langage commun, sans pour autant qu’il efface les différences des corps des performers (des danseurs et non danseurs) impliqués dans le processus. Ainsi, la mémoire des images individuelles se transformaient aussi par la traduction physique de chaque individu. Les performers étaient invités à apporter des scènes de films, de pièces chorégraphiques ou théâtrales, des textes littéraires, des pièces musicales, des images picturales, entre autres, qu’ils considéraient comme faisant partie de leur formation.
Ce protocole cherche à reproduire des scènes, des images, des idées provenant d’autres artistes, tout en se les appropriant, donc en les décontextualisant. Ces « originaux » deviennent ainsi des outils que nous manipulons. Il s’agit de la recherche d’une esthétique autre, celle de l’échec d’un système de production de l’art dit démocrate, et selon lequel existerait une égalité entre les différences. Ce systme machinique imposé par la société opère une sélection quasi sans appel, autant par l’exclusion de tout ce qui n’a pas la visibilité de la production institutionnelle que par l’élection d’une minorité regroupée en caste, en « famille » qui bénéficie, elle, de visibilité, et à qui l’on reconnaît la fonction de garant d’une valeur artistique.
L’objectif dès lors n’est plus de créer des chefs-d’œuvre. Nous cherchons à donner continuité à un flux qui est en lui-même mouvement, plutôt que de procéder par arrêts sur image ou objets figés par les concepts d’unanimité. Cette notion d’unanimité, quoique polémique, est précisément liée au phénomène de visibilité. Or la visibilité est dépendante des moyens et des paramètres de production mis en œuvre – disposer de budgets considérables, bénéficier de contacts privilégiés avec d’autres producteurs potentiels et avec la presse, séduire le plus grand nombre pour garantir aux producteurs un retour sur investissement, produire une marchandise accessible. Par le fait que nous nous trouvons « en marge de », c’est-à-dire que nous ne faisons pas partie des institutions et des « castes » qui détiennent le sceau « œuvre d’art », nous utilisons ces œuvres estampillées et les transformons.
Cette continuité se fait par l’acceptation du travail réalisé par nos prédécesseurs, ainsi que par le partage et la circulation des images et des formes dans un contexte de globalisation. Nous sommes en cela inspirés par le musée en mouvement des images et des mythes de la contemporanéité de Malraux. Au Brésil, le mouvement Antropofágico (Anthropophage) de 1922 dénonçait déjà le pouvoir de la colonisation culturelle et esthétique européenne, et proposait ainsi l’utilisation de ces formes « imposées » pour ensuite se les approprier, les ingérer, les digérer, et en produire un modèle autre, dans un contexte culturel autre, par « l’action physique de la digestion et ses odeurs ». La digestion suggérée par ce mouvement anthropophage rejoint l’idée de performance proposée par Kantor, dans laquelle il est question de tous les états physiques et impurs du corps humain, et celle de la notion de vol chez Grotowski, où il s’agit de picorer des techniques élaborées par d’autres artistes pour composer la sienne. Ces deux cheminements s’agencent ainsi avec la notion de ready-made dans le fait de trouver dans la réalité les matériaux pour la création.
Dans l’ère de la manipulation et de la diffusion technologiques de l’image, tel Internet, nous questionnons ces procédures par l’utilisation du corps organique, par la présence archaïque du corps humain sur la scène. C’est le corps de chaque performer qui tente de reproduire à sa façon ces matériaux, qu’ils soient chanson, chorégraphie, performance, image ou autre.
Andy Warhol utilisait déjà le moyen « non noble » de la sérigraphie, de la reproduction de l’image banale en série, du portrait, de l’image en tant que produit de publicité commerciale ou représentative d’une marque. Warhol disait qu’il ne créait là rien de nouveau, mais qu’il était lui-même construit, façonné par les autres et par le système. Ainsi, l’artiste n’est plus désormais celui qui exerce une certaine supériorité esthétique ou intellectuelle, celui qui détient plus légitimement que tout autre « la vérité » de la connaissance. Par ce protocole, nous cherchons à nous situer dans un autre système, celui du partage des expériences distinctes, plus proche de la démocratisation des savoirs et de l’imaginaire. D’une façon deleuzienne, le partage se fait par « branchement électrique », étant entendu que la notion de goût est une question d’individualité et non d’unanimité, et que cela ne se mesure pas sur une échelle de valeur ni de façon manichéenne. Le bon ou le mauvais n’existent pas, ce qui existe, ce sont des singularités.
La reproductibilité est alors une fabrique de pièces pour rien, sans finalité précise, comme le sont les Textes pour rien de Beckett. Elle ne produit pas de formes nouvelles ou originales et ne prétend pas à édifier, à devenir un chef-d’œuvre. Elle est plus proche des concepts de fabrication, de composition et d’élaboration d’images sans but précis, qui ne sont pas destinées à des devenirs autres que ceux du travail artisanal, l’acte du travail quotidien et de la recherche sans objet précis. Ainsi, « possibiliser » – rendre possible – le croisement de différentes formations et compositions fait apparaître des individualités et des personnalités distinctes.
Le système de la reproductibilité est aussi le paradoxe intrinsèque à lui-même : l’incertitude de la reproduction en tant que représentation à nouveau, encore une fois. Car la reproductibilité dans les arts vivants est soumise à la contrainte d’une durée déterminée et limitée, d’autant quand il s’agit d’une production réalisée dans des conditions de précarité contraires à celles dites professionnelles et institutionnelles. Le temps consacré à la recherche est ici réduit au minimum et n’est pas rémunéré ; c’est l’homme endetté de la société de contrôle. Selon Deleuze, « nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais contrôle continu et communication instantanée. [...] Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. [...] On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. [...] Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. La famille est un “intérieur”, en crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel, etc. [...] Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. [...] Le principe modulateur du “salaire au mérite” n’est pas sans tenter l’Education nationale elle-même : en effet, de même que l’entreprise remplace l’usine, la formation permanente tend à remplacer l’école, et le contrôle continu remplacer l’examen. Ce qui est le plus sûr moyen de livrer l’école à l’entreprise. [...] La vieille taupe monétaire est l’animal des milieux d’enfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. [...] L’homme des disciplines était un producteur discontinu d’énergie, mais l’homme du contrôle est plutôt ondulatoire [...]. L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté. »
Ainsi, pour nous ici, le système "hors contrôle" est un système qui rejoint le concept du « cinéma d’amateur » de Jonas Mekas. Pour lui, un amateur n’est pas le contraire d’un professionnel. Il ne dispose pas des mêmes moyens qu’une production commerciale et institutionnelle, et crée ainsi une esthétique autre, avec les « moyens du bord ». L’amateur est alors celui qui « aime » son métier et qui le réalise avec ce dont il dispose dans sa réalité à lui. Il refuse l’empêchement dû à la limitation de l’accès à l’art institutionnel et aux élus, et crée sa propre façon d’exister à travers les contraintes imposées.
Nous revenons au vol de Grotowski, par lequel il créait sa propre technique à travers ce à quoi il n’avait pas eu accès. Cela nous ramène également à la démarche de reprise et de détournement d’une puissance, comme l’a fait Duchamp avec son L.H.O.O.Q. C’est un retour en arrière pour reconstruire une mémoire qui s’était formée malgré elle, dans une pratique qui se fabrique par nécessité. Une mémoire qui à la fois est un déchet produit par la circulation de l’information et crée de nouvelles ramifications. Une mémoire qui est une anti-mémoire. Cette mémoire cherche ici un corps pour « se déformer », pour « se parler » autrement, dans l’ici et maintenant. Ce sont aussi des mots, qui sont à leur tour des constructions, des fabrications linguistiques sociales. Des mots qui cherchent à devenir corps, alors que le corps est déjà orienté, formé dans son handicap. Il s’agit donc d’une esthétique du raté.
Mise en scène et chorégraphie: Biño Sauitzvy.
Avec: Luciana Dariano, Magali Gaudou, Armelle Magnant, Frederico Zartore, Biño Sauitzvy, Kena Kuesta, Ben Evans, Omid Hashemi et Fabiola Biasoli.
Durée: 55'
Création 2009/10.
Production: Le Collectif des Yeux.
Résidence de création au Point Ephémère / Paris.
Soutien: En-Tête - Première Edition de la Semaine des Arts l'UFR Arts, philosophie et esthétique de l'université Paris 8 Saint-Denis.
Photos: Lucile Adam.
La performance a été créée lors d’une résidence chorégraphique de Biño Sauitzvy au Point Éphémère, en 2009. Elle y a été représentée, ainsi qu’au Festival À Pas de Corps du Théâtre de la Girandole à Montreuil en 2009, puis, en 2010, au Yono Bar, au Théâtre de l’Épée de Bois – dans le cadre du Printemps des Poètes de l’Université Paris VIII, à la Cartoucherie de Vincennes et à la Première édition de la Semaine des Arts de l’Université Paris VIII.
Texte: Biño Sauitzvy (Robinson Sawitzki)
https://www.theses.fr/2016PA080114