Ce solo est inspiré des lectures de Jean Genet, plus précisément du roman Notre Dame des Fleurs et du personnage travesti Divine. Néanmoins ni le roman ni le personnage ne sont utilisés en tant que trame. Ils sont plutôt la possibilité d’un jeu entre leur histoire et la mienne pour en faire naître une troisième. Le personnage Divine de Genet est un point de départ, car l’auteur ouvre à travers l’inversion des valeurs et la création d’une nouvelle « morale » (qui n’est plus une « morale » mais plutôt une éthique) la perspective d’un monde parallèle situé entre le réel et la fiction. A travers cette figure de travesti, il m’a rendu possible la création d’un personnage auto-fictif, d’un personnage-reflet qui est en lui-même ambigu, dans un espace intermédiaire, « entre » deux mondes, le masculin et le féminin.
Le terme de fiction est ici entendu en tant qu’agencement. Selon Jacques Rancière, « la révolution esthétique redistribue le jeu en rendant solidaires deux choses : le brouillage des frontières entre la raison des faits et celle des fictions et le mode nouveau de rationalité de la science historique. [...] C’est la circulation dans ce paysage des signes qui définit la fictionnalité nouvelle : la nouvelle manière de raconter des histoires, qui est d’abord une manière d’affecter du sens à l’univers “empirique” des actions obscures et des objets quelconques. L’agencement fictionnel [...] est un agencement de signes. [...] C’est l’identification des modes de la construction fictionnelle à ceux d’une lecture des signes écrits sur la configuration d’un lieu, d’un groupe, d’un mur, d’un vêtement, d’un visage. C’est l’assimilation des accélérations ou des ralentis du langage, de ses brassages d’images ou sautes de tons, de toutes ses différences de potentiel entre l’insignifiant et le sursignifiant, aux modalités du voyage à travers le paysage des traits significatifs disposés dans la topographie des espaces, la physiologie des cercles sociaux, l’expression silencieuse des corps. La “fictionnalité” propre à l’âge esthétique se déploie alors entre deux pôles : entre la puissance de signification inhérente à toute chose muette et la démultiplication des modes de parole et des niveaux de signification. »
Deleuze considère que les signes « renvoient à des modes de vie, à des possibilités d’existence, ce sont les symptômes d’une vie jaillissante ou épuisée. » Pour lui, l’artiste « ne doit pas se contenter d’une vie épuisée, ni d’une vie personnelle. » Il dit que l’on « n’écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses maladies. Dans l’acte d’écrire, il y a la tentative de faire de la vie quelque chose de plus que personnel, de libérer de vie de ce qui l’emprisonne. » Ce qui brise la vie, pour Deleuze, n’est pas la mort, c’est plutôt l’excès de vie que l’on a « vu, éprouvé, pensé. » De cette manière, pour lui, « on écrit en fonction d’un peuple à venir et qui n’a pas encore de langage. Créer n’est pas communiquer, mais résister. Il y a un lien profond entre les signes, l’événement, la vie, le vitalisme. C’est la puissance d’une vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. » La fiction comme toute autre création, pour Deleuze, est une « logique des flux » où le délire opère « dans le réel », car « nous ne connaissons pas d’autre élément que le réel » : l’imaginaire et le symbolique sont ainsi considérés par Deleuze comme étant de « fausses catégories ».
Le travesti, à travers les forces et puissances qui le traversent dans une logique de flux, d’excès de vie, devient ainsi un porteur de drame et de conflit. Il fabrique « dans le réel » son propre mode d’existence à travers et en dehors des normes et catégorisations de la société. Il rend visible le caractère fictif de la construction des genres en tant que « fabrication sociale » exposée par Butler.
Ce solo est nommé "La Divina" en hommage au personnage Divine de Genet et à la pièce Hommage à l’Argentina de Kazuo Ôno. Pour cela, La Divina veut donner une suite et une lecture autre à la tradition orientale de l’onnogata. L’onnogata est l’acteur japonais spécialisé dans les rôles féminins dans le Kabuki. Ici, la représentation de la femme coïncide avec la mimêsis de la femme, à la fois en tant que stratégie de renversement et de dislocation de la binarité anthropopocentrique des genres. Georges Banu explique que la coutume japonaise exige que l’on reconnaisse l’homme derrière la femme et que le réel se soumette aux critères de l’idéal. Il cite Bandô Tamasaburô comme un onnogata d’exception parce qu’il dépasse la coutume en pensant la construction de la femme en termes de beauté imaginaire, de projection d’artiste, plus que de copie d’artisan. Il accède ainsi à l’ambiguïté de l’être parfait de la mythologie, l’androgyne. Et c’est sur cette frontière entre l’art et la transgression des sexes identifiés aux genres que Tamasaburô se trouve lorsqu’il dit que quand il danse, il ne sait pas s’il est homme ou femme. Il part de l’héritage de la technique du Kabuki en la transformant selon son imaginaire, dont Greta Garbo fait partie. Ainsi il élabore une fiction au croisement de la scène d’aujourd’hui et des estampes d’hier, du réel et de la vision, tout en améliorant l’idéal de la femme proposé par le Kabuki. Kazuo Ôno, lui, reprend la tradition de l’onnogata en la retournant. Ôno, un des créateurs du Butô, ne part pas d’un modèle de femme culturellement répertoriée, mais capte le choc éprouvé face à une femme bien précise, qu’il n’a pourtant jamais rencontrée. Il en a seulement vu des images qui la représentaient dans sa danse. Argentina (nom d’artiste d’Antonia Mercé) a surpris Ôno par la force de sa danse, ainsi que par le fait que c’est une danseuse au corps âgé, ce qui ne correspond pas aux canons de beauté de la tradition occidentale. Ainsi, Ôno crée ses propres gestes, danse l’incarnation d’une femme réelle sans cacher son corps d’homme très âgé. Nous voyons ici la différence entre Tamasaburô et Ôno : le premier cherche à créer un être imaginaire, le second veut la résurrection d’un être de mémoire. Banu dit encore que les deux artistes se trouvent à deux pôles opposés tout en présentant une même lignée de l’onnogata. L’un restitue le modèle féminin dans sa pérennité, l’autre fournit la preuve d’un choc autobiographique.
C’est ce phénomène de choc autobiographique qui a marqué le point de départ de La Divina. Il s’agit de l’autobiographie qui prend sa forme dans un processus empirique (work in process), dans une esthétique qui lui est propre à travers le recueil et la transformation des images du passé. La construction, c’est-à-dire la création d’une figure poétique, de ce personnage fictif/autobiographique a été faite à partir de l’analyse des références/intercesseurs tels que Bausch, Grotowski et Kantor, ainsi qu’à travers l’utilisation de mon univers personnel et de l’univers fictionnel de Jean Genet. J’ai choisi quelques points développés par ces créateurs/ références qui correspondaient à mes désirs, en les mêlant à d’autres rencontres sur mon parcours. Les références fonctionnent donc comme les « rencontres » de Deleuze, c’est-à-dire qu’au travers du contact avec les œuvres d’autres artistes, on peut établir une rencontre transformatrice pour le créateur. Ces rencontres avec des univers différents créent des agencements propres à la construction d’un univers singulier, spécifique à chaque individu. Selon Deleuze encore, la détermination d’un territoire se fait par déterritorialisation, c’est-à-dire par le fait de sortir de son territoire – ou de soi-même –, à travers la rencontre avec d’autres territoires. La déterritorialisation crée de nouveaux agencements qui, après ce processus de dépaysement, permettent la reconnaissance et la transformation de son propre territoire – et de soi-même – lorsque l’on y revient.
La quête du performer, dans sa découverte d’un art qui prendrait sa source dans sa propre mythologie, passe par la construction d’agencements entre les différentes influences et rencontres.
La construction et l’expérimentation pratiques de mon propre agencement se font, dans un premier temps, à partir de l’œuvre de Beckett et de la découverte des « événements clés » – les chocs qui créent des métamorphoses – de Beuys. La rencontre avec l’œuvre de Beckett est liée à un « événement clé » personnel, une crise de dépression qui a transformé mon corps et qui en a été une mort symbolique. Désormais, mon travail sur la mémoire de l’acteur devient lié à l’entraînement physique du corps dans le désir d’une œuvre personnelle transformatrice. Le mythe personnel peut donc, à travers le système suggestif de la performance, devenir ce récit imaginaire qui représente des aspects de la condition humaine plus générale et qui nous aide à dépasser la condition individuelle. Pour Deleuze, l’écriture (et la performance est un système d’écriture par le corps et les actions du performer) doit sortir de l’affaire particulière. Or les réminiscences personnelles sont par nature archéologiques – puisqu’elles plongent dans le passé biographique, sociologique, phylogénétique – et scatologiques, c’est-à-dire une interpellation sur la condition humaine au-delà de la situation actuelle. D’après Deleuze, on délire sur le cosmos et non sur l’affaire particulière. Ainsi le passé individuel devient une « cellule », une « monade », une « situation » de ce cosmos. Mais comme il s’agit d’actualité, d’actualisation, d’être au présent, et de la construction de nouveaux modes de subjectivation, la question qui se pose est celle de la transformation de ces données du passé.
Cet agencement dans la pratique de ma performance devient également possible à travers les concepts de montage et de contamination. Le montage permet de jongler avec les fragments ; la contamination de créer, à partir de la déterritorialisation, l’agencement entre les éléments issus du souvenir, des univers parallèles, des influences et des références. La contamination c'est l'altération même des caractéristiques propres à une chose, en général abstraite, comme la contamination de l'instinct par l'intelligence, et vice-versa, ainsi que l'interpénétration des influences différentes.
Tout cela dans le but de créer un « performance texte » à travers un comportement restauré dans un « corps fictif », qui est aussi un processus d’actualisation et une construction d’un autre mode de subjectivation. Ce corps fictif devient aussi la création d’un personnage fictif- autobiographique. Comme dans la performance autobiographique, le corps de l’artiste devient l’œuvre d’art.
Le premier enseignement de Grotowski pour la construction de ma pratique est l’acceptation du « vol » des techniques et des pratiques, comme des outils pour la découverte de ce qui est valable pour l’individu dans le présent. T. Richards raconte que Grotowski était un bon voleur de ce qui a été fait dans le passé, qu’il avait écouté et suivi Stanislavski, qui avait dit que chacun devrait trouver ce qui était le mieux pour lui, que chacun devrait créer sa propre méthode. Grotowski s’est nourri de cette phrase, aussi bien que de la recherche de Stanislavski, et il examinait profondément les techniques de ses prédécesseurs en empruntant ce qui pouvait lui être utile. Il y cherchait les outils qui pouvaient l’aider à développer sa propre technique personnelle. « Créez votre propre méthode. Ne dépendez pas servilement de la mienne. Trouvez quelque chose qui marche pour vous. » Cette phrase de Stanislavski illustre le processus développé par Grotowski : la recherche d’une méthode propre et personnelle liée au performer.
De même que Grotowski, je pars de l’idée de construction de partitions individuelles, comme des « mini-spectacles », qui existent autant en tant que fragments indépendants que comme éléments d’une structure plus élaborée (ce qui rejoint également le travail de Pina Bausch). Cette structure peut être considérée comme un nouvel agencement à partir de ces fragments dans l’élaboration d’un spectacle de plus grand format.
Tout comme Grotowski, je considère que les sensations corporelles vécues peuvent être revécues, revues et ressenties différemment, donc transformées. Mais contrairement à lui, je pense que l’on n’est pas censé devoir ressentir toujours le même sentiment ou avoir le souvenir d’origine lors de la représentation. Le souvenir peut être à l’origine de l’acte créatif, mais il sera inséré dans un autre contexte qui le transformera, qui le contaminera aussi. En cela mon travail et ma vision s’approchent plus de l’optique de Pina Bausch, qui exige la puissance du premier souvenir, mais qui l’accepte en tant que force génératrice d’un nouveau système moins « lisible » et plus « symbolique ». Pourtant, même contaminée, retravaillée, remaniée, cachée, déconstruite, c’est toujours l’histoire originelle, celle du performer qui est à l’origine de la création.
Dans la construction de partitions physiques, l’entraînement aide à trouver l’organicité et à découvrir la logique propre au souvenir dans le corps du performer. C’est le corps, par l’enchaînement des actions, qui découvre sa logique et par conséquent les autres actions, mouvements et dynamiques dont il a besoin. On peut également recourir à l’utilisation d’objets – souliers, costumes ou accessoires extérieurs au corps du performer, comme des prothèses qui sont des extensions corporelles –, ou de matériaux autres. Les objets peuvent aussi faire « corps » avec celui du performer, comme c’est le cas des talons hauts qui aident à trouver la corporéité nécessaire lors de la construction de La Divina.
D’autres éléments/particules, comme une photo, par exemple, peuvent donner l’origine à une qualité physique. Ces outils génèrent ainsi d’autres événements clés. Comme c’est le cas de l’utilisation d’une photo ancienne de ma mère comme « miss » dans les années 1960, porteuse de tous les canons de beauté de l’époque (les divas du cinéma, les pin up, etc.) et qui ne correspondait pas à sa réalité de femme agressée par le pouvoir d’une société masculine. Ce que le spectateur reçoit lors de la performance, c’est le « performance-texte » et non l’histoire d’une femme battue par un homme, car le souvenir d’origine est caché derrière l’ensemble de l’agencement. Et cet agencement se fait dans un premier temps, comme pour Kantor, à travers mes yeux d’enfant, ma mémoire d’enfant. C’est le montage et la contamination alors qui permettent aussi cet agencement des « événements clés » retenus par le souvenir dans la construction de la performance autobiographique. Le « performance-texte », la narration, devient alors, comme chez Grotowski, un jeu physique, presque une danse.
Cette « danse » est proche de celle de Pina Bausch, dans le sens où elle est « expressionniste », car elle devient une expression, une expérimentation du corps/ âme du performer à travers des formes, lignes et plis, individuelles et élaborées par l’individu même. La narration en tant que texte théâtral, dans une logique de cause et conséquence, n’est pas la priorité et elle est construite à travers des images-mouvements. Comme dans le Tanztheater, à la manière du cinéma, les images sont des images-mouvements et des images-temps. Il y a également comme dans le Tanztheater une accumulation de fonctions : le performer est l’auteur, le monteur, le metteur en scène, même si nous faisons appel à d’autres créateurs pour collaborer dans le processus de création.
Dans La Divina, les gestes deviennent aussi des gestes comportementaux. Le souvenir donne l’origine à des agencements qui font appel, par exemple, à l’industrie des canons de beauté de la femme. Je cherche ainsi, par l’exploration des gestes qui sont aussi sociaux, à passer de la catégorie de l’individu avec un passé singulier à la catégorie d’un membre d’un collectif. Ainsi, selon Deleuze, « le » individu devient « un » individu parmi d’autres, car il sort de l’affaire particulière pour arriver au collectif, au cosmos, une fois que le souvenir particulier crée un agencement avec l’industrie créatrice de mythes comportementaux. Comme pour Butler, les modes de comportements sont des fabrications, donc, des performances. La mère/miss représente toutes les femmes victimes du régime de la fabrication et de l’uniformisation de la beauté, de l’image et du comportement sociaux imposés aux femmes et aux hommes. Le code utilisé est, comme chez Pina Bausch, celui de la confrontation des forces : l’individu dans son intimité contre les codes comportementaux et les corps imposés.
L’utilisation de la répétition pour trouver d’autres significations au geste est un autre aspect important dans la construction de ma performance. La répétition est un outil pour trouver le matériau « symptomatique », avec un sens intermédiaire entre le clinique et le social (comme l’a fait Pina Bausch), et permet d’aller jusqu’à l’obsession, qui vide l’action d’une interprétation réaliste de cause et effet (comme chez Kantor). La répétition, selon Kantor, a trois fonctions : elle est un instrument pour enlever l’aspect psychologique de l’action ; elle est l’endroit même où la performance est construite ; elle donne au processus de découverte d’autres possibilités de signification. La répétition est un procédé de fiction : un jeu avec des lenteurs et des vitesses. Elle est un enchaînement et une combinatoire de fragments, dans une quête de connexions entre des morceaux disparates, proches de l’assemblage. Un processus dans lequel les actions, les gestes, les souvenirs acquièrent une existence propre et indépendante qui parfois « amènent » le performer au lieu d’être amenés par lui. La dramaturgie s’approche alors de l’idée de story-board. Elle est construite selon le principe du work in progress et le drame se fait par opposition et contraste de forces contraires. Dans la construction de ma performance, la recherche de l’opposition de l’action, du geste ou du mouvement devient génératrice de drame. Un mouvement simple, comme celui de chercher une valise, est travaillé dans une qualité proche de celle du mime corporel. C’est le corps qui cherche l’opposition pour développer l’idée du drame. Cette « dramatisation » du geste, du mouvement ou de l’action devient possible à travers la convention de la théâtralité.
Les fragments peuvent être sous la forme de mini-structures (comme Grotowski), de stücke (comme Pina Bausch) ou d’actions isolées et gestes en tant que tels (comme Kantor). Comme pour ce dernier, les fragments sont autonomes et peuvent être remaniés à travers la théâtralité, c’est-à-dire par l’acceptation de la convention artificielle du théâtre qui permet la liberté d’exagérer, de déformer, de construire artificiellement une nouvelle forme à travers la manipulation de l’élément.
Les souvenirs utilisés dans la construction de la performance sont apparus de manières différentes. Ils peuvent être sollicités à travers des questions posées, comme « qu’est-ce qui me fait peur ? », par exemple, ou par l’exercice du regard vers l’intérieur et l’acceptation de la mémoire comme étant l’endroit où les souvenirs existent indépendamment de notre volonté. À partir de cet agencement, l’imaginaire devient l’usine qui fabrique des images, des mythes, et l’endroit où se retrouvent des faits, objets, personnes, traces, dépourvus de chronologie et de hiérarchie. Il permet aussi l’utilisation des événements clés pour trouver des lignes de fuite, d’autres « possibles », des connexions avec le cosmos. Pour Duran, l’imaginaire cherche à devenir mythe, c’est-à-dire à extraire des contingences de la biographie et de l’histoire l’intention symboliste de transcendance. Néanmoins pour Deleuze, l’imaginaire en tant qu’usine, cherche plutôt l’immanence et la multiplicité. Selon Deleuze, « quand on invoque une transcendance, on arrête le mouvement, pour produire une interprétation au lieu d’expérimenter. [...] L’interprétation se fait toujours au nom de quelque chose qui est supposé manquer. L’unité, c’est précisément ce dont la multiplicité manque, comme le sujet, c’est ce dont manque l’événement. [...] Il n’y a pas d’universaux, mais seulement des singularités. [...] C’est ce qui se passe sur le plan d’immanence : des multiplicités le peuplent, des singularités se connectent, des processus ou des devenirs se développent, des intensités montent ou descendent. »
Ainsi, les impressions du passé biographique sont des événements, des singularités et des multiplicités. Elles sont proches de la vision fantastique de l’enfant car elles contiennent cette fatalité du contact avec la solitude, mais pour mieux trouver d’autres similitudes. Le passé biographique ne possède pas une temporalité précise : c’est un voisinage où le passé, le présent et l’avenir coexistent. La temporalité est ainsi vue plutôt en tant qu’actualité en rapport à une situation. Comme dans le Théâtre Forum de Boal, on découvre, à travers l’utilisation des expériences personnelles, d’autres singularités, d’autres « situations » (à la manière de Foucault) ; on découvre qu’il y a d’autres individus qui partagent des expériences ou des impressions similaires aux nôtres.
Le travail sur soi-même nous aide ainsi à restituer notre place en tant que créateur et en tant qu’individu, et c’est ainsi que l’art devient le double de la vie. Là, dans l’art, l’artiste peut dépasser les bornes de la vie quotidienne et se restituer des dégâts de la vie, des traumas, à travers l’acceptation des événements clés comme un outil pour la création et la construction de fables. Selon Deleuze, « ce qu’il faut, c’est saisir quelqu’un d’autre en train de “légender”, en “flagrant délit de légender”. Alors se forme, à deux ou à plusieurs, un discours de minorité. On retrouve ici la fonction de fabulation bergsonienne... Prendre les gens en flagrant délit de légender, c’est saisir le mouvement de constitution d’un peuple. »
La Divina est un personnage fictif/autobiographique qui succède à mon expérience de travail de « légender » avec et autour de Beckett. Genet apporte ainsi d’autres inspirations/aides pour « légender » autrement ; pour aborder d’autres points importants dans ma vie et ma création, comme la sexualité par exemple, considérée par Deleuze comme une machine de guerre.
J’ai découvert la fiction de Jean Genet à l’époque où je commençait mes études en danse contemporaine et où j’entretenais le désir de travailler en liant la danse et le théâtre. Mon expérience professionnelle comme danseur dans une compagnie de danse contemporaine m’a apporté plusieurs apprentissages qui ont beaucoup influencé et déterminé mon parcours. Le premier enseignement a été l’importance de la régularité de la discipline et du training corporels. Le corps du danseur doit être entraîné chaque jour pour apprendre à être « autrement » sur scène, pour ne pas être quotidien. La mémoire corporelle du danseur se développe à travers le training et les répétitions, et chaque fois que le danseur arrête de pratiquer, il perd de ses facultés et le travail de rattrapage est beaucoup plus difficile. La fatigue corporelle est devenue pour moi une caractéristique du métier de danseur. J’ai pu expérimenter la fatigue physique comme un point malléable et non figé, car on atteint par la pratique des niveaux de plus en plus avancés. Le corps fatigué répond autrement, car il est libéré du mental qui essaye toujours de « comprendre » le mouvement. À travers l’épuisement, le corps apprend à réagir par lui-même. C’est ce que Grotowski appelle le « deuxième souffle ».
La deuxième découverte importante a été le « non-personnage ». Les chorégraphies dans lesquelles j’ai dansé ne possédaient pas de personnages comme dans le théâtre, et la narration ne présentait pas la même logique de construction que la dramaturgie théâtrale. La construction chorégraphique était établie par la chorégraphe qui possédait ses motivations et son univers d’inspiration, et le danseur devait apprendre les mouvements qu’elle indiquait et les exécuter. Le sens était donné par l’ensemble du spectacle, ou même par les chorégraphies isolées qui pouvaient avoir une logique entre elles ou non.
D’après mes expériences théâtrales antérieures, la pratique du danseur ne correspondait pas à la logique de l’acteur. Je pensais que le danseur, pendant qu’il exécute les mouvements, a son mental occupé par le compte des temps de la musique. Il n’a pas le temps de créer une ligne narrative. Sa pensée est obligée de compter pour que le mouvement soit sur la musique et précis avec les autres danseurs. L’émotion apparaît selon les dynamiques, les rythmes, les intentions du mouvement, la précision, etc. Le conflit pour moi résidait dans le fait que ma première formation comme acteur m’avait entraîné à m’émouvoir pour vivre le personnage. Il me semblait impossible d’être sur scène sans « sentir » et de n’y avoir simplement qu’à « compter » le temps des mouvements. Au fur et à mesure que ma mémoire corporelle se développait, j’ai pu apprendre à « habiter » le mouvement, c’est-à-dire à comprendre la mécanique du corps et à le laisser (par le training) agir par lui-même. La maîtrise du corps et des mouvements chorégraphiques aboutissait à l’organicité, et l’émotion est devenue une conséquence de cette libération et maîtrise corporelles. Ce manque de personnage m’a aidé à comprendre la proximité qu’a le danseur avec le discours du performer. Le danseur, lorsqu’il ne crée pas ses propres mouvements, est obligé de reproduire ceux du chorégraphe et les indications qu’il lui donne. Pourtant, dans cette « habitation » du mouvement, il reste toujours lui-même. Il a la possibilité de trouver en lui-même les motivations et les significations pour les mouvements et gestes. Bien sûr, l’acteur a cette même possibilité, mais il se tient généralement derrière un personnage. L’absence du personnage montre d’avantage le danseur en tant que personne sur scène.
Désormais, la question pour moi était de trouver comment lier ces deux disciplines, la danse et le théâtre. Des œuvres de Genet, j’ai choisi l’aspect de la duplication de sa personnalité, les amants, sa relation avec les femmes et les hommes, l’effacement de la frontière entre la réalité et la fiction, l’inversion des valeurs, l’utilisation de soi-même et le personnage du travesti. Ce serait des possibilités à développer, dans un contexte qui engloberait ainsi la sexualité, les souvenirs, la trahison, l’amour, la masculinité et la féminité, le rêve et la réalité, etc. Ces aspects me semblaient correspondre à mes motivations personnelles, du moins j’en avais l’intuition, car je n’avais pas encore clairement trouvé les événements clés qui m’amenaient vers la construction de La Divina. Les traumas d’une sexualité interdite, de l’homosexualité, la recréation de moi-même et l’inversion des valeurs était les pistes que me guidaient dans cette nouvelle recherche/rencontre.
Dans un premier temps, le travail de construction de la performance a été fait collectivement entre le performer Nando Messias et moi, le metteur en scène, dans le cadre du montage du spectacle du Grupo Sotão, Grand Genet : Nossa Senhora das Flores. Pendant les ateliers de création et d’entraînement, on a travaillé toujours en cherchant les relations entre les exercices physiques et la mémoire, les sensations liées au passé, aux souvenirs, aux images personnelles. Le but était de travailler dans le champ personnel, en utilisant les expériences vécues, en les prenant comme matériaux pour la construction d’une fable, d’une histoire, sans utiliser un matériau littéraire comme point de départ. Le fragment de réalité devait être mêlé à un autre créé par l’imagination : quelque chose d’absurde, qui révèle une envie cachée ; un désir de dépasser une interdiction ; un vrai sentiment qui n’a pas pu être exposé ; ce qui est de l’ordre de la pensée et du désir et qui n’est pas visible ou dit.
Tout le travail a été lié à une recherche du corps comme porteur du drame. De la même façon, on a créé des actions simples, quotidiennes, mais qui faisaient partie de notre expérience personnelle, pour ensuite les retravailler en y cherchant l’opposition corporelle. Comment dramatiser une action simple, ordinaire, quotidienne, à travers la mécanique corporelle, à travers les tensions contraires du corps. Le but était d’aller jusqu’au bout du mouvement, en l’amplifiant pour en découvrir le point de départ et sentir dans quelle partie du corps il se terminait. Une fois que l’on a eu la partition exagérée, augmentée, on a commencé à la travailler en cherchant des possibilités de diminuer quelques parties ou mouvements, pour y trouver un rythme différencié. Cela donnait la possibilité de créer une nouvelle partition en alternant les moments forts et les faibles, les grands et les petits, les rythmes, les répétitions, etc. Ce travail sur l’opposition du corps est devenu un principe pour toutes les étapes du développement de la création.
Afin de les utiliser dans la construction de séquences et partitions pour la création de scènes, Nando Messias a choisi dans le livre de Genet des actions typées et concrètes du personnage Divine. À partir de l’étude de ses actions, de sa personnalité, des possibilités de signification chez Genet et du rapport avec la personnalité du performer, ce dernier devait créer des séquences en recherchant toujours les images que le personnage choisi déclenchait chez lui, et où les actions devaient avoir des liaisons avec son univers personnel – choses faites dans le passé, actions qui traduisaient un état d’esprit personnel, quelque chose ou quelqu’un qui l’avait marqué, etc. Il y avait deux possibilités de construction des partitions : la première partait d’actions simples et concrètes ; la deuxième, de mouvements qui exprimaient des sensations et des émotions. Dans le premier cas, la lecture était plus directe et la compréhension du contexte se faisait plus clairement. Le second exigeait plutôt la capacité à s’émouvoir, car les mouvements étaient de l’ordre du subjectif sans logique narrative claire ou visible. Le but était de créer un univers propre du performer/personnage, un espace/temps/action dans la limite entre la réalité même et l’illusion, entre le personnage inspirateur et l’acteur, entre la fiction et le réel. Les partitions devaient aussi bien pouvoir exister indépendamment que posséder des relations de cohérence entre elles si on les regroupait, créant ainsi un « mini- spectacle » du personnage/performer.
Ces actions « simples » et « concrètes » étaient dramatisées pour la recherche de l’opposition corporelle. Elles étaient travaillées en utilisant des difficultés corporelles dans leur réalisation, comme l’équilibre précaire, les obstacles, les résistances, l’augmentation, la diminution, etc. À travers ces rythmes, pulsions et tensions, il s’agissait de trouver d’autres relations et d’autres images personnelles. Outre le système du montage, on a utilisé d’autres concepts comme la répétition, l’accumulation et la réduction pour construire le rythme et la forme de la scène. Les éléments de scène sont apparus surtout sous la forme d’objets trouvés dans la réalité même : boîtes, valises, maquillage, tapis, chaise, costume, cachets, boisson, etc.
La construction de ce personnage devait être autant liée à l’univers personnel de l’acteur/danseur qu’à celui du metteur en scène. Les deux sont des performers, puisque le discours est bâti sur leurs expériences et souvenirs, sur leur mythologie personnelle. Même s’il est « inspiré » et mêlé à l’univers de Jean Genet, le discours est plutôt à la première personne. C’est de cette phase de travail que sont apparus quelques événements clés liés à mon passé et qui ont déterminé la direction que le personnage a pris ensuite dans le solo La Divina.
Le maquillage et le costume de scène sont liés au travestissement, au fait de vouloir être un autre, accéder à une autre forme/apparence physique, fabriquer un autre corps. Par cette action, le personnage refuse la limitation du corps « masculin », celle de ce à quoi la nature l’a destiné, celle de la forme et des conduites établies par la société.
Le monde parallèle où habite le personnage/ performer est fait d’une longue attente du « prince charmant », de l’être aimé. Pourtant, d’après la réalité, les contes de fées ne sont pas faits pour les garçons. Comme chez Kantor, j’ai connu de longs moments d’attente devant la fenêtre. Voir le temps s’écouler en province : il fallait croire à l’existence d’un monde qui n’était pas celui qui se présentait et se nourrir du rêve d’un avenir imaginable. Croire qu’il est possible d’exister autrement. Vouloir, désirer, imaginer être une autre personne et en même temps accepter et aimer ce que l’on est. Être seul et devoir s’amuser avec son imaginaire. Pourtant ce monde imaginé est toujours en conflit avec la « réalité ». Cette réalité ordinaire détruit toujours les rêves et les désirs : de cela naît le conflit de l’impossibilité ou de la difficulté de coexistence des mondes et des réalités. Selon Deleuze, « le système nous veut tristes et il nous faut arriver à être joyeux pour lui résister. »
L’utilisation des valises est devenue une caractéristique du travail développé depuis ma Trilogie sur Beckett. La valise et les malles possèdent toute une symbolique facilement repérée et communiquée. Les valises deviennent ainsi des leitmotivs qui ponctuent mes créations et symbolisent, au-delà du sentiment, d’être « étranger partout » , l’endroit où l’on garde ses objets, les souvenirs destinés à nous accompagner et ceux que l’on doit trier pour s’en débarrasser. C’est alors le moment de faire un choix, un choix lié au passé, à l’avenir et au présent. Ce choix consiste ainsi à « se fabriquer » une nouvelle réalité.
Dès lors, La Divina existe lorsque la réalité donne la vie à sa propre fiction, là où les rêves, la mémoire, le désir et la pensée sont des « oui » face aux « non » de l’existence réelle quotidienne. Sur la scène, des fragments, de petites pièces s’enchaînent à la recherche d’une forme, d’un esprit, sans structure dramaturgique préétablie pour lui donner de l’assurance. C’est le propre univers personnel du performer qui cherche le point d’équilibre entre l’ironie tragique et celle ludique. C’est ce point instable qui l’amène vers un absurde presque grotesque. Il s’agit d’un enchaînement d’actions métaphoriques matérialisées, inspirées d’actions du quotidien, concrètes, comme l’acte de boire ou de se maquiller, par exemple, qui sont légèrement déformées afin d’apparaître sur scène avec une force ostentatoire, démonstrative d’un état des choses : la cruauté du besoin d’amour insatisfait, la différence des sexes et des désirs, l’incommunicabilité, l’éternel besoin d’être aimé, la solitude, la quête de son identité dans un monde individualiste.
La scène utilise une matérialité, dans le sens d’une littéralité dans les actions, pour exprimer des sentiments et des souffrances, « régressant » jusqu’à l’enfance, jusqu’à sa sincérité et sa matérialité ouverte au jeu et à l’illusion, avant que la couche des comportements adultes ne recouvre tout, inhibant la faculté de ne pas avoir honte, d’être explicite et de dire ce que l’on ressent.
Dans une limite entre le théâtre et la danse, l’histoire se dessine dans une quête du geste, du mouvement, au-delà du naturalisme, dans l’intérieur du performer visant l’organicité de l’être humain sur scène. Il s’agit d’un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur pour trouver le « bon geste », celui qui ressemble le plus à l’impulsion interne et au ressenti. Pour cela, La Divina ne s’appuie pas sur les mots, sur la parole, sur le verbe. Elle ne veut pas s’expliquer car elle cherche d’abord à exister matériellement, à prendre corps. Elle existe et explore la performance entre le théâtre gestuel et la danse pour trouver son propre langage tout en s’appuyant sur les codes existants dans le champ social. Et c’est exactement ce conflit entre le social et l’intime le moteur de son drame.
Metteur en scène : Biño Sauitzvy.
Création : Biño Sauitzvy et Nando Messias.
Chorégraphies : Biño Sauitzvy, Nando Messias.
Interprète : Biño Sauitzvy.
Participation sur scène en France : Antony Hickling et Luciana Dariano ; au Brésil : Ekin et Melissa Dornelles.
Costumes et décor : Biño Sauitzvy, Nando Messias.
Graphisme : Sabah El Jabli.
Création Lumière en France : Michael Bughdan ; au Brésil : Claudia de Bem.
Année de création : 2005/2006.
Production: Le Collectif des Yeux.
Avec le soutien de FSDIE - Université Paris 8 - Saint-Denis.
La Divina a représenté la France pour le Prix Pinokio de Théâtre Gestuel en Belgique en 2005, a participé au Festival du Geste à l’Akteon Théâtre, Paris 2006 et s’est produit dans ce même théâtre pour un mois de présentations. Elle a été présentée au Festival International de Théâtre et de Danse de Porto Alegre – Brésil / Poa Em Cena, en 2007, au Festival À Pas de Corps au Théâtre de la Girandole, Montreuil, 2009, et au Festival Danse Box du Centre Culturel Bertin Poirée, Paris, 2010.
Crédits photos: Fernanda Chemale et Luise Kaunert.
Texte: Biño Sauitzvy (Robinson Sawitzki)
https://www.theses.fr/2016PA080114