Comment, en tant qu’artistes, pouvons-nous aider nos proches à alléger leurs maux ? Le projet idéalisé par Lika Guillemot, "Panser les siens", est une exposition où elle tente de répondre à cette question en créant des dessins, des organes, des prothèses et des performances permettant de symboliser les maux corporels. L’idée originale de l’artiste est de rendre visible, de mettre au-dessus ce qui est habituellement en dessous, caché, en retournant la peau sans l’abîmer. Sortir du non-dit le mal de l’autre, afin de le partager pour l’alléger. Ainsi, l’objet crée un espace à penser/panser entre la maladie, le corps et la création.
Lika Guillemot invite Biño Sauitzvy à créer une performance pour l’exposition. Le titre de la performance créée, Pansemento, est un néologisme construit sur une paronymie. Il part de l’homophonie des verbes « panser » et « penser », passe par le mot « pansement », qui ressemble à « pensamento », « pensée » en portugais. Le projet suggère que le fait de penser aux siens signifie les panser. La performance part de l’idée qu’il faut d’abord se soigner soi-même en repérant puis éliminant les traces que les douleurs causées par des êtres aimés ont laissées et qui hantent la pensée. Ainsi, le performer choisit la partie de son corps qui lui semble la plus fragile : la peau, l’endroit où tout ce qui est à l’intérieur peut devenir visible. Dans une cérémonie vaudou post-contemporaine inspirée du travail de Leigh Bowery, faisant appel à des artifices clownesques, à la bande dessinée et aux codes de la mode, le performer/chaman dans Pansemento crée une peau déformée, dont il se dépouille ensuite afin de retrouver celle originelle, dénudée, qui apparaît comme une page blanche.
Débarrassé des premiers symptômes extérieurs, le performer utilise son corps comme support sur lequel il écrit le nom des êtres aimés qui l’ont blessé. Traité ici sous l’angle du body art, c’est un travail à la fois sur la mémoire, sur l’archivage, sur l’encyclopédie et sur le tatouage. Au fur et à mesure de l’accumulation des inscriptions, il s’allonge sur des feuilles de papier, donnant de son corps maintenant tampon encreur la contre-image de ces noms/êtres aimés. Ces impressions sont la copie d’images déformées par la mémoire et le temps. Le brouillage de la lecture occasionné par la superposition des textes/noms crée un hypertexte dans lequel on bascule entre l’identité du nom et sa perte dans le temps et la mémoire. Il s’agit d’un jeu sur l’apparition/disparition, le registre et l’effacement.
Cet homme qui cherche une transformation par le renouvellement de sa peau découvre alors la luminosité intérieure, le feu capable de réduire en cendres les maux. Dans le soufisme, les images de feu consument l’amant, l’ami, et ce qui devient visible, c’est la re-présentation de l’amour lui-même. Pour accéder à cette ultime transfiguration, le performer crache le feu, brûlant les feuilles de papier et le nom de ses ex-amants.
Sa main qui a rédigé les textes/noms sera ensuite coupée, faisant ainsi référence à la performance Armchop de Mike Parr, en 1977, dans laquelle le performer coupe une fausse main qui représente les traumas laissés par son père sur sa psyché. Le poète soufi Rumi donne cette image qui dit que celui qui a vu la rare beauté de quelqu’un, s’est coupé les mains. Mike Parr en parle ainsi : « Je coupe mon avant-bras gauche (il s’agit d’une prothèse) avec un hachoir. C’est simple et libérateur, mais c’est aussi la mise en scène d’un problème aussi vieux que les générations. »
Ainsi que dans les rites soufis, la performance Pansemento s’achève par un long moment de méditation active où le performer devenu derviche tourneur porte devant son visage une longue chevelure. Sans qu’on lui reconnaisse désormais ni la face ni le dos, il devient ainsi le centre et le seul axe de son propre monde, de sa propre existence.
Création et performance: Biño Sauitzvy.
Assisté de Julien Bouanich.
Collaboration artistique: Lika Guillemot.
Musique: Bianca Casady.
Lumière: Margot Olliveaux.
Graphisme: Jean-Marc Ruellan.
Photo: Lucile Adam.
Production: Le Collectif des Yeux.
Performance créée dans le cadre de l'exposition Panser les siens, Parcours d'Artistes St-Gilles 2012 / Bruxelles.
Soutien: CND/Pantin.
Performance représentée au Centre Culturel Bertin Poirée / Paris, 2014.
Texte: Biño Sauitzvy (Robinson Sawitzki)
https://www.theses.fr/2016PA080114