La performance C.O.L.O. est inspirée des trois concepts de Deleuze sur la construction/fabrication d’un monument, d’une sculpture, selon lesquels il s’agit de « vibrer la sensation – accoupler la sensation – ouvrir ou fendre, évider la sensation. [...] Des temps forts et des temps faibles, des saillies et des creux, ses puissants corps à corps qui les entrelacent, son aménagement de grands vides d’un groupe à l’autre et à l’intérieur d’un même groupe où l’on ne sait plus si c’est la lumière, si c’est l’air qui sculpte ou qui est sculpté.»
Pour Deleuze, « l’artiste crée des blocs de percepts et d’affects, mais la seule loi de la création, c’est que le composé doit tenir tout seul. Que l’artiste le fasse tenir debout tout seul, c’est le plus difficile. Il y faut parfois beaucoup d’invraisemblance géométrique, d’imperfection physique, d’anomalie organique, du point de vue d’un modèle supposé, du point de vue des perceptions et affections vécues, mais ces sublimes erreurs accèdent à la nécessité de l’art si ce sont les moyens intérieurs de tenir debout (ou assis, ou couché). »
Ainsi, à partir des trois concepts proposés par Deleuze, « la vibration » ou la sensation simple et nerveuse, « l’étreinte ou le corps à corps » et « le retrait » ou « la division », C.O.L.O. donne à voir une image- mouvement et image-temps en construction et en décomposition. Elle passe ainsi par les notions de la sculpture vivante et de la performance pour ne rester que dans ce «corps à corps», comme une métaphore du désir, mais également des limites du supportable et des possibles (notions que l’on retrouve mêmement dans l’univers de Samuel Beckett).
Dans un premier sens, cette performance prend comme objet le mot portugais colo, auquel elle emprunte son son titre. Si ce mot colo désigne le cou ou le col, il signifie également « giron » et, par extension, on le retrouve dans l’expression « pegar alguém no colo », prendre quelqu’un sur les genoux. Ainsi, dans un sens élargi, « faire un colo » consiste à prendre quelqu’un dans ses bras, à lui donner de l’affection, à le protéger, à le porter et à le garder contre soi, comme dans l’action de prendre un bébé dans ses bras pour lui donner de l’attention ou pour le nourrir, par exemple. Sans racine étymologique commune, on peut rapprocher le mot « colo » de celui allitérant de « câlin », en français. On l’emploie d’ailleurs également pour exprimer la nécessité et le désir d’attention et de tendresse. Ainsi, on peut dire « j’ai besoin d’un colo » ou « viens, je te fais un colo ». Le mot est divisé en quatre lettres séparées par un point, ce qui correspond à la série de quatre portés, presque identiques, qui composent la performance.
C.O.L.O. se définit autant par « le geste », « l’action » de prendre quelqu’un dans ses bras, de lui donner du soutien et de l’attention, que par le « zoom photographique » qui y est porté afin de l’amplifier, de lui donner plus d’importance, de le mettre en évidence et de l’arrêter dans le temps. Par l’arrêt sur image, c’est sur l’image-temps elle-même que l’on zoome. Il s’agit de la création d’une image selon la conception de Beckett. On lui ôte son contexte dramaturgique, on ne dit rien de l’histoire qui la précède pour ne garder de cette image que l’impossibilité beckettienne d’y demeurer et de la maintenir telle quelle dans le temps. L’image est faite et elle parle par elle-même. En n’ayant accès qu’à cette seule image, nous ne savons rien de ce qui s’est passé auparavant, ni de ce qui suivra. Ce qui importe ici, c’est uniquement l’image et les résonances qu’elle déclenche.
Néanmoins, l’image première est défaite, abandonnée, car les difficultés physiques et la douleur corporelle rendent humainement impossible le maintien en pose de chaque porté immobile au-delà d’une quinzaine de minutes. Selon Beckett, il s’agit alors de rater l’image, la rater encore, pour la rater mieux. L’exploit et l’épreuve physiques de la performance sont alors mis en question.
Le titre C.O.L.O. nous renvoie, par assonance et par évocation, aux deux premières syllabes du mot français « colonne », qui suggère l’image d’un support vertical qui « soutient », qu’il soit architectural et employé à des fins utiles et ornementales, ou qu’il s’agisse de la colonne vertébrale, au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, ce support, ce soutien, cette « colonne » est-elle l’un des éléments constitutifs de l’art, et l’un des éléments constitutifs de notre propre corps. C.O.L.O., au croisement de l’art et du vivant, donne sens plein et littéral à l’expression « art vivant » (ou live art). De l’impossibilité de prolonger un acte, provoquant la destruction d’une image de sécurité, il reste ces questions : à quoi nous accrochons- nous malgré l’impuissance ? A quoi le désir s’accroche-t-il malgré l’impossible ?
Cette danse-performance en tandem, faite de ce corps à corps masculin, est une sculpture vivante. C.O.L.O. est une suite évolutive de quatre figures de porté, de durées équivalentes, soumises à deux contraintes : tenir debout et soutenir l’autre. La presque immobilité fait appel à l’introspection. Il s’agit d’une façon d’éprouver – et de donner à voir – la pensée agissante.
Concept : Biño Sauitzvy.
Performance et création : Biño Sauitzvy et Thomas Laroppe.
Musique : Cyrielle Desserrey.
Lumière: Margot Olliveaux.
Durée : 60’.
C.O.L.O. a tout d’abord été créé et présentée à l’Akademie Teatralna à Varsovie/Pologne, en 2011.
A Paris, la performance a été présentée au Festival de Butô du Centre Culturel Bertin Poirée en 2011, au Jardin d’Alice et au Théâtre de la Loge en 2013. La même année, la performance participe au Festival Nous n’irons pas à Avignon – à la Gare au Théâtre à Vitry-sur-Seine – et au Bal Rêvé d’Alberto Sorbelli pendant le FRASQ #5 – Rencontre de la Performance/ Le Générateur, à Gentilly. En 2014, C.O.L.O. fait partie de la programmation de la Troisième Edition de la Semaine des Arts UFR ARTS, Esthétique et Philosophie de l’Université Paris VIII.
Texte: Biño Sauitzvy (Robinson Sawitzki)
https://www.theses.fr/2016PA080114