L’exposition Ex-Vivo a été conçue comme un corps ouvert, un champ d’étude et d’expérimentation artistique dans les combles du Château de La Guerche. L’expression « ex vivo » se dit des expérimentations effectuées sur des cellules en culture ; la locution latine ex vivo signifie précisément « hors du vivant », « hors du corps ». Dans l’exposition Ex-Vivo, les organes existent individuellement et à part du corps qui les portent. Ils représentent l’indépendance vis-à-vis du corps social et prennent vie dans leur existence autonome. Le spectateur est face à la représentation d’organes dans leur propre mutation, et à l’évocation des idées de gestation, de fécondation, d’identités sexuelles, du corps même et du voyeurisme. Il s’agit de la non-identité, instinctive et fœtale, qui émerge des zones sombres de chacun.
Ainsi, la performance Ex-Vivo part du principe de réorganisation et de restitution d’un corps, celui-ci étant originellement monstrueux, virulent, contaminé, traversé par des forces extérieures. Il s’agit d’un questionnement du corps social, organisé, imposé, vécu, biologique, hérité, malade, géré par la mère, qui est ici le synonyme de la société. Pour cela, un système de plis/couches est mis en place, pour mettre en évidence le renversement des ordres. Ce qui est d’habitude perçu comme faisant partie de l’intérieur est placé à l’extérieur. Les organes normalement cachés sont mis à vue. La logique du strip-tease est utilisée comme outil, dans une danse d’effeuillage au premier degré, pour dévoiler un corps « normal », désérotisé, fané. Un corps qui explose et implose à la fois, afin de rendre visible le revers de la peau. A la croisée des idées de Beuys, Artaud et Deleuze, il s’agit de reconstituer ce corps porteur de la vie christique, synonyme de souffrance et de cri, plutôt que d’entretenir un corps malade. La performance se veut alors événement, traversée, pour disparaître ensuite et « re-exister » ailleurs, autrement.
L’exposition Ex-Vivo est née de la rencontre entre trois artistes : Lika Guillemot, Gabriel de Vienne et Bino Sauitzvy. Le processus de création a découlé de questions que nous nous sommes posées afin de déclencher un désir. Ces questions croisent des problématiques deleuziennes et foucaldiennes : elles servent à la fois en tant que quête d’intercesseurs, que constructions de nouveaux modes de subjectivations, et comportent les notions du « souci de soi » et d’« avoir affaire avec quelqu’un ». Il fallait donc sortir de l’affaire particulière, de la cellule familiale, et trouver une zone intermédiaire, à travers une transversalité, qui composerait un dispositif. Les tests réalisés ex vivo proposent de décomposer mon propre corps et de le regarder autrement. C’est tout d’abord une expêrience sur soi-même. Pour Deleuze, « le moi est dans le temps et ne cesse de changer : c’est un moi passif ou plutôt réceptif qui éprouve des changements dans le temps. Le Je est un acte (je pense) qui détermine activement mon existence (je suis), mais ne peut la déterminer que dans le temps, comme l’existence d’un moi passif, réceptif et changeant qui se représente seulement l’activité de sa propre pensée. [...] Mon existence ne peut jamais être déterminée comme celle d’un être actif et spontané, mais d’un moi passif qui se représente le Je, c’est-à-dire la spontanéité de la détermination, comme un Autre qui l’affecte (“paradoxe du sens intime”). [...] Une existence passive qui, tel l’acteur ou le dormeur, reçoit l’activité de sa pensée comme un Autre pourtant capable de lui donner un pouvoir dangereux défiant la raison pure. C’est la “métaboulie” de Murphy chez Beckett. [...] Je suis séparé de moi-même par la forme du temps, et pourtant je suis un, parce que le Je affecte nécessairement cette forme en opérant sa synthèse, non seulement d’une partie successive à une autre, mais à chaque instant, et que le Moi en est nécessairement affecté comme contenu dans cette forme. La forme du déterminable fait que le Moi déterminé se représente la détermination comme un Autre. Bref, la folie du sujet correspond au temps hors de ses gonds. »
L’exposition et la performance Ex-Vivo sont conçues comme un parcours, proposant un déplacement en tant qu’expérience dans le temps. Cette folie du sujet qui se cherche et qui se perd, qui se déplace donc en se démultipliant, nous ramène à Deleuze. Pour lui, « le schizophrène n’est pas dans des catégories familiales et symboliques pathologisantes. Il erre dans des catégories, ce pourquoi il étudie toujours quelque chose. [...] Et ce qu’il appelle mère, c’est une organisation de mots qu’on lui a mis dans les oreilles et dans sa bouche, c’est une organisation des choses qu’on a lui mises dans le corps. [...] Il s’agit du corps dans lequel il [l’étudiant schizophrène] vit, avec toutes les métastases qui constituent la Terre, et du savoir dans lequel il évolue, avec toutes les langues qui n’arrêtent pas de parler, tous les atomes qui n’arrêtent pas de bombarder. C’est là, dans le monde, dans le réel, que les écarts pathogènes se creusent, et que les totalités illégitimes se font, se défont. C’est là que se pose le problème de l’existence, de ma propre existence. L’étudiant est malade du monde, et non pas de son père-mère. Il est malade du réel, et non de symboles. »
Ainsi, Deleuze soulève une autre importante question qui nous amène à nouveau à Beckett : dans l’acte de la naissance, comment justifier la mise au monde cette vie, qui est elle-même souffrance et cri ? Il s’agit d’une bataille avec la vie christique, développée par Beuys, qui est celle qui nous a été imposée, pour la transformer en énergie. Question sur laquelle Deleuze et Foucault vont travailler à travers les notions de savoir, de pouvoir, et de sujet, terme que Foucault remplacera par celui de « subjectivation » : subjectivation comme processus, et Soi comme rapport – un rapport à soi. Deleuze en parle ainsi : « Il s’agit d’inventer des modes d’existence, suivant des règles facultatives, capables de résister au pouvoir comme de se dérober au savoir, même si le savoir tente de les pénétrer et le pouvoir de se les approprier. Mais les modes d’existence ou possibilités de vie ne cessent de se recréer, de nouveaux surgissent. [...] Nous ne faisons pas un retour aux Grecs quand nous cherchons quels sont ceux qui se dessinent aujourd’hui, quel est notre vouloir-artiste irréductible au savoir et au pouvoir. C’est ce que Foucault, dans d’autres occasions, appelle la passion. »
La question est alors celle de savoir où, entre le pouvoir et le savoir, se tient notre vouloir-artiste, et ce qu’il met en œuvre contre ce qui nous impose un corps biologique, vécu, organisé, social. Ce corps connu et inconnu à la fois, en devenir, qui renferme les organes eux aussi organisés et comme autant de parties minées par des microbes, virus et cancers qui le font exploser : comme pour Artaud, pour finalement déchirer l’organisme entier. La performance Ex-Vivo s’appuie ainsi sur la pensée deleuzienne qui prône la reconstitution d’un corps, plutôt que l’entretien d’un corps malade.
C’est ici, pour Biño Sauitzy, une épreuve physique suggérant l'idée de la gestation, de la mutation, de défaire l'identité sexuelle, de la monstration corporelle et du voyeurisme. Son corps implose et explose à la fois afin de rendre visible l'envers de la peau. Une performance qui se vit comme un événement, une traversée pour disparaître et « ré-exister » ailleurs autrement.
Création, chorégraphie, performance : Biño Sauitzvy.
Collaboration artistique & création des prothèses : Lika Guillemot.
Musique : Amragol.
Vidéo : Christophe Rivoiron.
Lumière : Martin de Crouy (château de la Guerche) et Marinette Buchy (Théâtre de la Loge et au Générateur).
Production : Le Collectif des Yeux.
Photo : Lucile Adam.
Performance créée dans le cadre de l'exposition Ex-Vivo au Château de la Guerche, septembre-octobre 2011.
La performance Ex-Vivo a été présentée au festival Summer of Loge au Théâtre de la Loge en 2012, ainsi qu’au FRASQ – Rencontre de la Performance – Le Générateur/Gentilly en 2014. Pour ces présentations, la création lumière était de Marinette Buchy et la captation vidéo de Christophe Rivoiron. Lors de la première version, au Théâtre de la Loge, la performance commençait par un parcours que le performer faisait à pied de Nation jusqu’au théâtre rue de Charonne ; pour la version au Générateur, le trajet commençait dans la station de métro Maison Blanche et allait jusqu’à Gentilly. Le parcours a chaque fois été filmé, la captation étant transmise dès le performer arrivé au théâtre, et installé parmi le public. Cela donnait une impression de temps réel. Ensuite, la « performance strip-tease » commençait.
Texte: Biño Sauitzvy (Robinson Sawitzki)
https://www.theses.fr/2016PA080114