Robinson

ROBINSON

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Selon la légende, les barrières de coraux qui entourent l'île de Mayotte ont fait échouer maintes bateaux venus d'ailleurs. Aujourd'hui encore nous trouvons dans les plages des vêtements, des chaussures, des objets qui, peut-être, appartenaient à certains voyageurs qui n'ont pas réussi à débarquer dans l'île. Nous savons aussi qu'une des problématiques actuelles concernant Mayotte est le fait que cette île est le seul territoire européen des Comores, ensemble d'îles de l'océan Indien, entre Mozambique, au sud-este de l'Afrique, et Madagascar. Le fait d'être un département français, un morceau de l'Europe donc, représente un espoir d'une vie meilleure pour certains et Mayotte attire ainsi plusieurs immigrants en quête de meilleures conditions de vie. 


La légende raconte aussi que Robinson était un marin qui a échoué et s'est retrouvé seul dans une île, au moins pour un certain temps. Robinson est aussi le prénom de baptême du performeur Biño Sauitzvy, et Binho en portugais du Brésil, pays de son origine, veut dire petit-Robinson. Mayotte est la première île dans laquelle ce petit-Robinson a passé autant de temps. Il se sent échoué, perdu, mais à la recherche de soi-même. Le mythe de Robinson sert ainsi comme matière à cette performance, dans laquelle l'artiste cherche une partie perdue de sa propre identité et une nouvelle renaissance. Tout comme dans les récits alchimiques anciens, pour renaître et se transformer, il faut sortir de l'intérieur de la terre, de la phase de la nigredo, pour accéder à la lumière. Pendant notre séjour à Mayotte, ce petit-Robinson, non sans difficultés, veut redevenir Robinson et comprendre ce que cela représente. Il l'incorpore, s'incorpore, rentre dans la terre pour ressortir différemment, mais cherche aussi, et surtout, à savoir ce que veut dire être un Robinson. Selon Marcel Schwob, « deux des incidents les plus terrifiants en littérature sont la découverte par Robinson de l'empreinte d'un pied inconnu dans le sable de son île, et la stupeur du Dr. Jekyll, reconnaissant, à son réveil, que sa propre main, étendue sur le drap de son lit, est devenue la main velue de Mr. Hyde ». Nous comprenons alors l'importance de l'altérité, de l'existence de l'autre, à l'intérieur ou à l'extérieur de soi-même,  dans ces deux exemples littéraires.


L'histoire de Robinson s'inspire d'une histoire vraie, celle d'Alexandre Selkirk, marin écossais qui, suite à une dispute avec son capitaine, fut abandonné sur une île déserte du Pacifique durant quatre ans avant d'être recueilli par un navire et ramené en Grande-Bretagne. Le mythe de Robinson Crusoé, raconté par Daniel Defoe, donne l'origine à une série de robinsonnades, ce qui est devenu un genre littéraire en soi-même, mais également cinématographique. L'île de Robinson devient ainsi le théâtre de beaucoup de robinsonnades, qui vont jusqu'à la science-fiction et à des films post-apocalyptiques. Dans l'histoire de Robinson Crusoé, Robinson est un héros qui n'est pas un surhomme dans le sens nietzschéen. Il est plutôt quelqu'un qui se raconte, et qui, à la manière de l'autobiographie et de l'autofiction et à travers l'expérience elle-même, effectue une transformation, une mutation, une métamorphose. Robinson est ainsi celui qui vit une expérience initiatique à travers la solitude et l'isolement. Comme l'a dit Jean-Pierre Naugrette, « passés les huit premières mois d'abattement, de mélancolie et de terreur, le marin écossais avait, semble-t-il, repris le dessus au point de regretter, une fois revenu dans le monde des hommes, la tranquillité de sa solitude ». Robinson ne veut pas quitter l'île car il retrouve sur le bateau la méchanceté des gens qui reflète ce qui se passe dans le monde civilisé. Il exprime l'idée que la bonté n'est pas dans l'innée ni dans l'acquis, car il s'agit plutôt d'une quête spirituelle et de l'acceptation de la différence. Et pour cela même il ne veut pas quitter son île. En acceptant la différence, Robinson ne veut plus retourner à sa culture, car il ne voit plus d'intérêt de s'enrichir ou de dominer un autre peuple. Alors, suite à une catastrophe, celle du naufrage, de l'abandon et de la solitude, Robinson ouvre ses yeux et retrouve la sagesse.


Robinson appelle ainsi son île « Speranza », ce qui veut dire l'espérance, car il s'est décidé à ne plus jamais se laisser aller au désespoir. Selon Naugrette, Robinson fait de son naufrage l'image d'une renaissance à soi-même, d'une redécouverte spirituelle. Pour lui, Defoe isole son marin sur une île, prenant l'étymologie du mot « île » (isola) au pied de la lettre pour transformer le voyage maritime en expérience initiatique. Dans la narrative de Defoe, Robinson se trompe de neuf mois dans ces comptes du retour, ce qui corresponde aux neuf mois de la gestation qui manque, « dans un contexte symbolique où la naissance est conçue sur le mode du naufrage, et où le naufrage est une métaphore de la vie humaine. (…) La naissance de cette nouvelle identité se fait dans la douleur : le même mot anglais (labour), omniprésent dans le roman, renvoie aussi bien au labeur, aux efforts, au travail manuel difficile, qu'au travail d'accouchement ».


Cette arrivée de Robinson dans l'île est vue alors comme une nouvelle naissance, une expérience de la solitude, certes, mais également le dédoublement de l'identité où en apparaît d'autres, toujours par la découverte de la différence. Ces autres deviennent des possibles transformations, contrairement à ce qui nous estimons comme des fatalités et tous les sens négatifs que cela porte. Robinson devient alors celui qui, entre jeu et réalité, s'invente, qui crée ces identités autres, ces personnages, ces alter-ego, tel un enfant qui se déguise, qui réalise un dédoublement de lui-même. Car Robinson prend connaissance du Divers, ce qui change sa perception de lui et de ce que l'entoure tout en restant lui-même. Il s'agit ainsi d'un jeu de coexistences. Et c'est de cette manière qu'il prend conscience du fait qu'être lui-même ne l'empêche pas de changer, de devenir un autre. Les jeux d'identités auquel Robinson se livre sont essentiellement des expériences avec soi-même, avec tout ce que le compose, pour pouvoir ainsi se recomposer différemment sans jamais se renfermer dans une catégorie définissante et finissante. En adoptant une méthode expérimentale et en ayant lui-même comme objet d'expérimentation et d'observation, Robinson fait déjà figure d'anthropologue. En s'expérimentant, en ayant lui-même comme objet de recherche, il réalise qu'il est déjà en train de devenir un autre. En tant qu'artiste, Robinson incorpore ces expériences anthropologiques, il les incarne lui-même, il devient un artiste corporel, un performeur.

 

Virginia Woolf insistait sur le « sens de perspective » dans Robinson, et que cette perspective est restreinte et réduite à l'essentiel, comme une « simple jarre en terre ». Cette image de la jarre en terre est trouvée également comme une représentation du Tao, cette simplicité cherchée qui permet à l'apprenti l'immobilité en tant que non-action, en tant que contemplation, et par là, se laisser traverser et transformer par les chose, par les autres. Et c'est dans cette contemplation, par la non-action, par une méditation active, que, dans notre performance/action Robinson, il (le performeur) découvre finalement, par et à travers l'immobilité et la contemplation dues à son naufrage, enterrement et déterrement, la montagne qui a toujours été face à lui. La montagne qu'il découvre est la quiétude, celle qui contient le haut et le bas, le dedans et le dehors et toutes ses marges, ce qui « est » et que ne bouge pas.


Performance réalisée dans le cadre du projet "Danser la Forêt" de Biño Sauitzvy et Lika Guillemot - Création en Cours des Ateliers Médicis.

Performance: Biño Sauitzvy.

Photo, collaboration artistique: Lika Guillemot.

Mayotte, Juin 2021.


Texte: Biño Sauitzvy (Robinson Sawitzki)


https://www.ateliersmedicis.fr/le-reseau/acteur/bino-sauitzvy-11220